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Discours sur la Liberté 33

Pour autant que je parle ici au nom d'un groupe d'écrivains hollandais, je dois préciser que notre antifascisme - l'antifascisme de ces écrivains et le mien - est né de l'individualisme, individualisme que l'on nous a d'ailleurs reproché assez souvent. Mais ce soir, ce n'est pas de l'individualisme que j'entends parler. Je me contenterai de parler de la liberté, que l'individualisme suppose, et à cet égard, je m'efforcerai tout de suite d'éviter un malentendu. On a trop souvent parlé de liberté en parlant de la Hollande, et vous n'êtes pas venus ici pour prêter l'oreille à des lieuxcommuns. Il n'existe pas plus en Hollande qu'ailleurs de conception absolue de la liberté, mais ce n'est pas de ce que les Hollandais nomment traditionnellement liberté que je viens parler. La liberté dont il va être question ici n'est pas, bien entendu, si facile qu'on pense à séparer de l'idée hollandaise traditionnelle de liberté. Elle lui doit même en partie sa possibilité d'existence, car une dictature rendra cette existence sinon impossible, du moins difficile. Mais pour moi et pour ceux qui pensent comme moi en Hollande, la liberté ne se limite pas à des considérations sur un passé au cours duquel nos ancêtres ont bien voulu tolérer Spinoza et Descartes. Nous ne voulons pas être ingrats, mais nous n'entendons pas non plus sacrifier à la phraséologie. Reconnaissons donc que la Hollande a une presse libérale par laquelle l'écrivain peut dire un certain nombre de choses qu'il devrait taire dans un autre pays. Mais gardons nous de surestimer ce libéralisme, qui n'est sous bien des rapports qu'une survivance, un mot sans véritable contenu, et le symbole d'un petit peuple de commerçants auquel il n'est pas donné d'utiliser les formules des grandes nations. Ce que beaucoup de Hollandais, ce que beaucoup d'écrivains hollandais entendent par le mot de liberté, s'est affirmé lors du dernier congrès du Pen-Club, où la délégation hollandaise fut la seule à s'opposer

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à l'initiative de Klaus Mann en faveur de Ludwig Renn et d'Ossietzky. On peut donc dire qu'en cette circonstance la délégation hollandaise ne s'est même pas montré capable de jouer le rôle de défenseur de la liberté que notre tradition aurait pu lui conseiller. Quoique je n'ai pas tendance à calomnier mon pays devant les représentants d'autres pays, il me serait impossible de ne pas condamner avec énergie la position prise par les délégués hollandais du Pen-Club à Barcelone, position que je tiens et que ceux qui pensent comme moi tiennent pour une honteuse renonciation à notre tradition. Il se peut que cette tradition ne s'accorde pas absolument à notre propre conception de la liberté; elle aurait pu tout au moins prêter aux délégués hollandais une certaine apparence de dignité.

En raison de la situation politique contemporaine, et surtout depuis le début du fascisme en Allemagne, les discussions sur la liberté sont redevenues d'actualité en Europe Occidentale et aussi en Hollande, pour autant que la Hollande s'efforce d'atteindre le niveau européen. Pour les intellectuels la notion de liberté était avant 1933 une notion quelque peu périmée. Il était alors de bon ton de ne parler de liberté qu'avec le sourire. Le mot de liberté paraissait inactuel, et la liberté une illusion, un vocable ridicule hérité de la démocratie et de la révolution française, et cela aussi bien du point de vue Spenglerien que du point de vue marxiste. Les idées ne vivent que grâce à leur actualité, et elles ne prennent d'actualité que sous la menace. Or, en Hollande aucun danger direct ne menaçait l'écrivain il y a quelques années; ainsi l'écrivain hollandais se souciait-il fort peu d'une notion de liberté qui lui semblait vulgaire. La foi rend heureux; même la foi que met l'écrivain dans un état de choses qui lui permet de ne pas se sentir menacé tant qu'il ne s'attaque pas directement à l'Etat. L'écrivain n'avait donc pas lieu de réfléchir à la notion de liberté, et rejetait toute discussion sur elle comme tout juste digne d'une réunion publique. Il se contentait de considérer l'idée de liberté comme un motif de spéculation métaphysique ou

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psychologique, et dans une certaine mesure il se trouve avoir raison. La liberté est un mot, et un mot voit sa signification lui échapper, lorsqu'ont disparu les circonstances qui la lui avaient donnée. On devrait toujours se représenter que les mots - et le mot de liberté comme tout autre - tendent à nous rendre esclaves de la grammaire. Le mot de liberté est évidemment chargé de séduction grammaticale, car il nous incite à considérer à travers un seul vocable un ensemble de situations très différentes. D'où notre indifférence passée, d'où également notre confusion présente, maintenant qu'en Europe parler de liberté est brusquement devenu un devoir. Comme si un mot en soi pouvait avoir de l'importance! Comme s'il s'agissait de refuser ce mot à quelques-uns, de ne l'accorder qu'à moitié à d'autres! J'ai autrefois, dans un article paru dans le Sammlung, signalé qu'on ne peut dénier au national-socialisme lui-même une certaine conception de liberté, une conception idéologiquement fondée, et j'ai alors comparé cette notion à la conception moyen-âgeuse de la ‘libertas’, issue de Saint-Augustin. ‘Libertas’ n'est dans la terminologie du moyen-âge qu'un des degrés de l'indispensable ‘servitus’, de même que ‘pax’ signifie à peu près: ‘guerre permanente contre le diable et les siens’. Ce que Saint-Augustin et l'homme du moyen-âge ont pu concevoir sous le mot de ‘libertas’ est donc affaire de psychologue, mais qu'ils n'aient pas songé à ‘liberté, égalité, fraternité’ en écrivant ce mot, personne n'en doutera. Peut-être la liberté de la révolution française ne leur eût-elle semblé qu'une pitoyable forme de vasselage envers le diable, donc de ‘servitus’! Pourtant le mot latin ‘libertas’ et le mot français ‘liberté’ ont la même origine, et leur forme même est à peine différente!

Le mot, en tant que son, tend à nous séduire par sa qualité de son, à nous ramener vers la musique. De même que la musique peut enchanter une masse et en faire provisoirement une communauté, de même le mot acquiert une puissance musicale lorsqu'il se trouve avoir pour lui l'actualité, c'est-à-dire lorsque son timbre peut évoquer l'en-

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semble confus de cette actualité. Il s'agit donc de savoir quelle actualité représente pour nous le mot liberté, puisque le sens que nous lui cherchons ne peut être celui que lui donnaient Saint-Augustin ou Saint-Just. S'agit-il de liberté personnelle? de liberté de la presse? de la liberté de casser impunément les carreaux du voisin? S'agit-il de la liberté par opposition à la dictature fasciste, à la dictature du prolétariat, ou à la dictature en général?

La réponse ne sera pas facile à trouver, puisque chez la plupart des intellectuels la notion de liberté évoque une sorte d'effervescence tumultueuse plutôt qu'une ‘économie dirigée’. Je suis reconnaissant au marxisme de nous avoir dénoncé comme une illusion de la bourgeoisie une certaine manière de libéralisme de commerçants appliqué aux choses culturelles; mais je m'oppose au marxisme lorsqu'il entend mettre sur le même plan ce libéralisme de commerçants et toute notion de liberté en Europe occidental. La ‘libertas’ telle que la concevait le moyen-âge - forme de liberté pourtant, elle aussi - n'était nullement une conception bourgeoise; elle présuppose un ordre social tout différent de l'ordre social capitaliste; cependant elle prétend aussi incorporer la personnalité humaine à la communauté, tout en maintenant en face de celle-ci la dignité individuelle. L'intelligentsia occidentale est en ce moment à la recherche d'une nouvelle conception de la liberté, et pour cela elle ne peut, bien entendu, que partir de l'idée libérale de liberté, dont elle a été nourrie. Car aucune conception nouvelle n'est une apparition miraculeuse surgie brusquement du Néant; elle vient toujours plus tard que la réalité qu'elle est sensée représenter; comme tout ce qui est verbal, elle adhère au passé. Si l'on veut parler de liberté, il faut donc se rendre compte que sous ce mot se glisse furtivement une quantité de concepts du 19e siècle. C'est cette espèce de contrebande que les milieus élevés - le monde universitaire par exemple - appellent la ‘fécondation par la tradition’. Pour ma part je préfère l'expression de contrebande, quoique moins pompeuse, car vraiment il n'y a là aucune raison de pompe. Mais je veux in-

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sister ici sur le fait que nous ne nous abandonnons pas à l'illusion que notre idée de liberté nous est tombée du ciel; bien au contraire, nous essayons de donner une valeur nouvelle au mot qui nous a été transmis. Ainsi font tous ceux qui se servent du langage: - il ne s'agit pas ici d'une exception, mais d'une règle.

Nous poserons le problème actuel de la liberté de la façon suivante: Il n'existe pas de liberté absolue, et il n'en existera sans doute jamais, ‘liberté absolue’ est une contradiction dans les termes; la liberté n'existe qu'en tant qu'actualité. Aujourd'hui le mot liberté devient actuel pour ceux qu'on nomme les intellectuels, et parce que les dictatures de droite ou de gauche prétendent les contraindre à accepter leur conception de la liberté. Ici liberté s'oppose donc à liberté. Je ne nie pas que les dictatures aient une conception de la liberté; mais cette conception comporte aussi bien la perte de la notion libérale de liberté à laquelle elle se substitue, que l'écrasement de l'opposition et la censure, et pour tout cela elle ne saurait être la nôtre. Je suis convaincu qu'aujourd'hui les intellectuels ont le devoir de défendre certaines notions du 19e siècle, de même qu'ils ont pu, il y a quelques années, les attaquer avec passion. Ils n'ont plus le choix, car leur liberté, c'est à-dire leur dignité d'homme se manifeste dans l'opposition, ne peut s'affermir que dans l'opposition, et cela pas seulement dans la société bourgeoise, comme semblent le penser les bourgeois d'une société non-bourgeoise; cette opposition n'a aucun rapport avec les rancunes de la bohème ni avec les vanités d'une soi-disante élite intellectuelle. Précisément parce que la liberté n'est pas un absolu mais une actualité, parce qu'elle est dynamique, elle signifiera toujours opposition pour ceux qui la considèrent comme un symbole de la dignité humaine, et pourra conduire jusqu'à l'illégalité. Car c'est dans l'opposition que la vie s'affirme comme une réalité, pouvant aller (permettezmoi cette proposition hégélienne) au-delà de ses formes, et ce n'est que dans cette réalité dynamique que nous trouverons les criteriums qui nous contentent, car ils ne peu-

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vent être qu'approximativement définis par des mots.

Quoique ce congrès soit un congrès d'écrivains, il se peut que j'aie fait, aux yeux de quelques-uns, figure de naïf, en parlant si longuement des intellectuels. Je dois vous avouer que c'est là une disgrâce dont je tâcherai de me consoler, en me disant que toute attitude est bonne, qui me dispense d'émettre des jugements trop catégoriques.

 

Menno ter Braak

33Rede gehouden op het Congres van Schrijvers te Parijs op 22 Juni 1935.