Germaine Dulac:
Conférence (oct. 13, 1928)

Je ne saurais trop remercier la Société FILMLIGA, d'avoir bien voulu me permettre de vous présenter moi-même une compositon visuelle que j'ai réalisée il y a un an en toute sincérité sur un scénario d'Antonin Artaud ‘La Coquille et le Clergyman’. Car, je puis ainsi vous indiquer mes intentions et être certaine par là même que vous jugerez mon effort en toute connaissance de cause.

Vous objèterez: ‘Un film doit être compris sans explication et envelopper dans un même sentiment, par sa seule valeur, l'artiste et le public’. Certes! mais le cinéma est divers dans ses tendances et trop neuf pour ne pas ménager la surprise d'élans qui peuvent surpendre, si l'on n'y est préparé.

Un art grandit en proportion du cerveau et des tendances des artistes qui cherchent à s'exprimer librement en lui. Or, ces artistes doivent le guider avec altruisme et foi dans son évolution et ne jamais s'inquiéter des réactions du public. Il est donc normal que celui-ci, qui ne peut suivre que de très loin, quand il s'agit de cinéma, par exemple, les études, les combats, les recherches, soit parfois dérouté par les manifestations que l'on essaie de lui faire admettre. A des groupements comme le vôtre qui réunissent dans chaque capital du monde l'élite des adeptes du cinéma art, et non du cinéma commerce, nous avons plaisir nous, artistes, à dire ‘Vous qui êtes sans préjugés, qui admettez que le film que nous ferons demain ne soit pas semblabe à celui que nous avons fait hier, qui vous interessez à nos recherches indépendants des traditions déjà établies, nous sommes heureux de vous soumettre nos oeuvres dans leur primeur, afin que vous puissiez, si elles en sont dignes, les défendre contre la légion de ceux qui veulent que le cinéma reste et soit une distraction facile et non un art. Dans l'état actuel de la Cinématographie mondiale les groupements comme le vôtre font partie intégrale des réalisations sincères. Ils aiguillent avec altruisme le cinéma vers un but précis, lui révélant sa force idéale, son image parfaite, lui préparant l'Avenir en soutenant les différentes formes de son évolution, contre le gros public.

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Que pourrait sans vous, le réalisateur audacieux, qui riche d'idéal et d'esprit nouveau ne possède que de piètres instruments de lutte pour se mesurer avec les préjugés, la routine, le commerce. Constamment brimé il reste esclave. Le secret de cet esclavage: l'état économique. Un musicien écrit une symphonie ou une oeuvre lyrique. Un écrivain compose un poème, un roman ou une pièce de théâtre. Un peintre est touché par une couleur, par un jeu de lumière. Que fait-il à ces artistes pour réaliser l'oeuvre qu'ils ont conçue: du papier, de l'encre, une toile, des couleurs.

L'autre jour, un de nos romanciers les plus connus, dont les livres tirent à quelques centaines de mille exemplaires, me disait: ‘Pour chacun de mes romans il me faut environ 30 Francs d'encre et de papier’.

Au pis aller, que ce roman dépasse l'entendement de l'époque actuelle et que l'écrivain, le musicien ou le peintre ne puissent publier ou exposer l'oeuvre réalisée, qu'arrivera t'il? Le manuscrit musical ou littéraire restera dans un tiroir, la toile dans un coin jusqu' au jour où dans 20 ans, dans 30 ans peut-être, l'oeuvre comprise enfin sortira de l'obscurité pour le plus grand dommage et la plus grande confusion de la génération qui l'aura dédaignée.

En ce cas, l'opinion du public n'influe pas sur la foi et les conceptions sincères de l'artiste qui réalise sa vision intérieure sans se demander: ‘Mon oeuvre plairat-elle ou ne plairat-elle pas?’ avec l'angoisse de l'argent dépensé, et la crainte de n'avoir plus les moyens d'en créer d'autres en cas d'échec.

Pour le cinéaste rien de semblable. L'oeuvre cinégraphique n'existe que dans l'orchestration de l'image même, et pour créer cette image, il faut un arsenal d'instruments couteux. Combien peu de mécènes ont dit aux artistes ‘réalisez votre inspiration en dehors de tout souci’. Mais combien d'éditeurs, par contre, ont-ils dit ‘jettez un voile sur votre idéal le plus cher - flattez le goût du public même si vous le jugez mauvais, sur tout ne soye pas personnel’. Et les cinéastes pour conserver leur instrument de travail restent sous le joug, punis d'ostracisme par les puissants de l'heure s'ils poursuivent une campagne jugée dangereuse, escomptant seulement l'evolution apportée par les années qui passent pour atteindre la terre promise dans leurs rêves, la terre promise où les verbes penser, sentir, équivaudront, pour celui qui en aura le don, au verbe créer.

Un art ne grandit pourtant qu'en proportion du cerveau et des tendances des artistes qui cherchent à s'exprimer librement en lui, ai-je dit tout à l'heure. Or, jusqu'à présent, les réalisateurs de films ont dû s'exprimer sur commande et non s'exprimer tout simplement. Qu'il s'agisse des deux écoles en présence...l'école concrète et anecdotique, celle dont on admet les manifestations si elle ne pousse pas trop loin ses hautes possibilités d'Art, et l'école abstraite de mouvement pur, réprouvée et combattue.

Tout art à ses écoles, les tendances de chacun sont donnés quand elles aboutissent à une oeuvre. Aucune donc n'a d'interêt à vilipender ou à méconnaitre l'autre.

Je suis tellement imbue de cette idée que le cinéma et la musique ont une attache commune, et que le mouvement pur, par son rythme et son développement, suffit à créer seul l'émotion, que je n'évoquerais, devant vous, si j'écoutais mes convictions, qu'une forme de cinéma quasimécanique ou le rythme joue en maitre.

L'idée émotion ne s'attache pas exclusivement à l'évocation de faits précis, mais à toute manifestation qui atteint l'être dans sa double vie physique et morale, par la suggestion. Ainsi la musique.

Que le cinéma s'emploie à raconter des histoires, à magnifier des événements, à en composer d'autres pour le plus grand plaisir des foules, je doute qu'il ait rempli tout son but. Le cinéma capte le mouvement. Certes le déplacement d'un être humain pour aller d'un point à un autre est mouvement, comme la projection de ce même être dans l'espace et le temps et aussi son évolution morale, mais déjà par exemple l'éclosion et la croissance d'un grain de blé enregistrées visuellement nous paraissentêtre d'une conception cinégraphiquement plus parfaite, plus précise en donnant au mouvement mécanique de transformation la place prépondérante, en créant par la vision unique d'un jeu de rythmes un nouveau drame de l'esprit et des sens, hors toute idée litteraire.

J'appartiens donc idéalement, sinon effectivement, à une école que Vicking Eggeling, Ruttmann, Hans Richter, Man Ray ont déjà illustrée. Mais à cette école du mouvement pur, je dirai, extravisuel, s'oppose l'école anecdotique. Et ce que je voudrais ici, c'est réunir ces deux écoles par le lien de leurs facteurs de réussite communs: la sincérité et la connaissance du visuel.

Pourquoi le cinéma anecdotique nous donne-t-il si rarement le spectacle d'une oeuvre? Parcequ'il manque de sincérité. Le réalisateur cinégraphique est à la base du film. Or, le réalisateur s'exprime rarement, comme dans les autres arts, par besoin de s'exprimer.

Entre dix pièces, dix livres ou dix scénarii inspirés de principes dramatiques et litteraires, on dit au

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réalisateur ‘Choisissez votre thème’, c'est la seule liberté qu'on lui laisse. II doit se soumettre ensuite à l'histoire à raconter, et je souligne ceci, selon des développements exigés, par la volonté et le goût populaires seuls.

Le réalisateur n'est donc pas sincère puisqu'il se soumet à un choix et qu'il doit volontairement ramener sa sincérité à la mesure du sujet imposé et du public.

Sa sincérité deviendra de l'habileté, de l'ingéniosité, de la technique, sans toucher jamais aux profondeurs mêmes de son art. Cette question de la sincérité est très grave. Elle est peut-être la pierre de touche du bon et du mauvais film. La sincérité est pourtant le facteur primordial qui doit servir le progrès cinématographique, car la sincérité seule peut produire des oeuvres.

Un exemple: On dit souvent ‘Comment les Russes sont-ils arrivés si vite à réaliser de bons films, presque toujours des films hors pair?’ Pourquoi? parce que les Russes ressentent leurs images. Que ce soit ‘Le Cuirassé Potemkine’ que ce soit ‘La Mère’ ils chantent leur rêve, leur joie, leur souffrance. Chacune de leurs images vient du plus profond d'eux-mêmes. Ils ont d'abord senti; puis, ils ont vu, puis ils ont exprimé, sans se soucier de l'impression étrangère.

Les meilleurs films américains ne sont-ils pas ceux dans lesquels s'exprime la race qui, à coup d'énergie, a dû conquérir le sol de son pays?

Les films suédois aux thèmes puisés à la source de vieilles légendes nordiques étaient aussi sincères.

Pour le bien du septième art ne faudrait-il pas nationaliser Tinspiration du film, laisser chaque race trouver son expression visuelle dans son propre fond?

Sincérité nationale d'abord. Sincérité individuelle ensuite. Or, ni une ni l'autre de ces sincérités ne sont accordées aux films qui doivent obéir, pour être vendus, à des lois d'industrialisme et d'internationalisme étroit. Il faut être américain, il faut étre public, jamais soi-même.

La sincérité de race et la sincérité personnelle de l'artiste doit être à la base de l'oeuvre cinégraphique. Mais un autre grand problème se pose: celui de la visualisation.

Le grand dommage du cinéma, c'est qu'art uniquement visuel, il ne recherche pas actuellement son émotion dans le sens optique pur. Or, tout drame cinématographique, qu'il soit créé par des formes en mouvement ou par des êtres humains en état de crise ou d'activité, doit être visuel et non littéraire, et l'impression à dégager, ressortir des seules harmonies optiques. II fut un temps, pas bien lointain encore, où le cinéma ne recherchait pas éperdument comme aujourd'hui sa propre signification à travers les erreurs d'interprétation dont l'activité commerciale s'était plus à l envelopper. Il se complaisait dans une sorte de forme quasi-traditionnelle laissant évoluer sa technique vers une haute perfection sans se soucier de son esthétique supérieure.

Sa technique, c'est-à-dire le coté scientifique de son expression matérielle: la photographie. Son esthétique, c'est-à-dire l'inspiration qui utilise la technique pour une expression d'ordre spirituel. Et si les grands maîtres de son évolution admettaient que les conceptions de lumière, d'optique et de chimie dont on l'entourait, pouvaient se transformer, étant à la merci du progrès, ils rejetaient bien loin la pensée d'une évolution morale parallèle.

Grâce à la combinaison de rubans de pellicule sensible et d'un mécanisme approprié, on avait entre les mains le moyen de photographier la vie et d'en enregistrer les manifestations et les mouvements divers. Photographier; c'était braquer l'objectif sur des formes tangibles, se mouvant dans un but ou vers un but, et traité de fou eût été celui qui, en dehors de ces formes précises, eût parlé de photographier des harmonies visuelles.

Or chaque nouvelle découverte technique modifiait, modifie et s'attache encore aux conditions de visibilité. Telle modifie par de nouveaux objectifs ou prismes les proportions, et fouille les plans en cherchant à impressionner notre vue; telle encore, en améliorant la sensibilité de la pellicule, donne la faculté de capter les nuances et les délicatesses de couleurs.

D'autres, perfectionnant la lumière, permettent d'envoyer aux regards des vibrations plus puissantes. Si des appareils décomposent le mouvement et vont explorer le domaine des infiniment petits dans la nature, c'est pour visuellement nous apprendre les drames ou les beautés que notre oeil, objectif impuissant, ne perçoit pas.

Un cheval, par exemple, franchit-il un obstacle. Avec notre oeil nous jugeons synthétiquement de son effort. Un grain de blé germe-t-il, c'est également synthétiquement que nous jugeons de sa croissance. Le cinéma s'efforce, en décomposant le mouvement, de ‘nous faire voir’ d'une façon analytique le beauté du saut par une série de petits rythmes qui aboutit au rythme total, et, nous attachons-nous à la germination, nous n'aurons plus, grâce à lui, seulement la synthèse d'un mouvement de croissance, mais la psychologie de ce mouvement. Nous sentons visuellement la peine qu'a une tige pour sortir de terre et fleurir...Le cinéma nous fait assister, en captant ses mouvements inconscients, instinctifs

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et mécaniques, à ses élans vers l'air et la lumière. Visuellement, le mouvement par ses rythmes, ses droites et ses courbes, nous associe à une vie complexe, que sans le cinéma nous ne connaîtrions pas dans sa tragédie.

Ainsi chaque découverte technique cinématographique a un sens bien déterminé: elle améliore l'impression visuelle. Le cinéma cherche à nous faire voir ceci, à nous faire voir cela. Constamment, dans son évolution technique, il s'adresse à notre oeil pour toucher notre compréhension et notre sensibilité. Il semble donc, dans sa vérité scientifique, devoir s'adresser uniquement à la vue comme la musique s'adresse uniquement à l'ouïe.

Je répète à tout instant ces mots ‘visuel, visuellement, vue, oeil’, Or, il existe un fait contradictoire. Si de par sa technique le cinéma est uniquement visuel, il se trouve que de par son esthétique morale, il dédaigne ce qui est purement visuel: l'image, pour ne s'attacher qu'à reproduire des expressions où l'image tient peutêtre une place, mais non la plus importante.

Par exemple le cinéma enregistre des clichés photographiques, non pour émouvoir ‘visuellement’ mais pour raconter ou embellir des anecdotes qui n'ont pas été essentiellement créées pour être vues, mais pour être lues ou entendues. Et au lieu de s'attacher à la valeur de l'image et à ses rythmes, les oeuvres actuelles s'attachent à servir la continuité glissante d'une action dramatique arbitraire.

Confusion des valeurs. Deux artistes se parlent au cours d'une scène. Erreur. Les expressions silencieuses de leur visags seules seront visuelles. Or, dans le cinéma dramatique comptent, hélas, plus les faits que les expressions.

Donc, l'instrument cinégraphique dans ses possibilités scientifiques est conçu pour un but, l'inspiration cinégraphique classique et commerciale en poursuit un autre. Où se trouve la vérité? Je le pense, dans I instrument qui a créé le septième art.

Mais pourquoi, me direz-vous, cette qualité de but? Par l'erreur fondamentale qui a présidé aux premiers scénarii imbus du préjugé qu'une action dramatique ne saurait se développer autrement qu'à la manière d'un roman ou d'une pièce de théâtre, c'est-à-dire par des faits précis plus que par la suggestion des expressions.

D'où provient la stagnation du cinéma. D'où vient que le septième art, mode d'expression ample, magnifique et nouveau, semble frappé de stérilité dans ses spectacles habituels, et nous remplit de désillusion et parfois d'amertume. C'est que l'écran, loin de capter sur la surface blanche de sa toile des ‘vibrations visuelles’, se plaît à ne refléter que des formes, si j'ose dire ‘antivisuelles’.

Etre visuel, atteindre la sensibilité par des harmonies, des accords d'ombre, de lumière, de rythme, de mouvement, d'expressions de visage, c'est s'adresser à la sensibilité et à l'intelligence par l'oeil.

Un être sourd ne saurait entendre autre chose que la musique intérieure qui chante en lui, et ne peut en aucun cas percevoir les ondes sonores envoyées de l'extérieur et y trouver une joie.

De même un aveugle ne saurait logiquement être frappé par les formes visuelles étrangères à sa connaissance antérieure. Or, j'admets très bien, dans la forme actuelle du cinéma, qu'un aveugle puisse prendre plaisir a une oeuvre filmée. Que quelqu un, placé à ses côtés, lui explique le sens actif des images. Voici le jeune premier, il est blond, il est grand, il est assis dans un jardin au clair de lune, il est seul et semble attendre quelqu'un. Voici lajeune premiére qui entre en courant. Elle s'approche. Etreinte. Non loin, dans le jardin le traître guette. Je puis vous assurer que l'aveugle, en écoutant le récit, goûtera le sens du film, c'est-à-dire qu'il suivra l'histoire et prendra au spectacle au moins cinquante pour cent d intérét sur les cent pour cent qu'il aurait eu à le voir.

Or, un vrai film ne doit pas pouvoir se raconter puisqu'il doit puiser son principe actif et émotif dans des images faites d'uniques vibrations visuelles.

Dans l'élaboration du film, on prône d'abord l'histoire et l'on place en second plan l'image c'est-à-dire, que l'on préfère le théâtre au cinéma. Quand le rapport sera renversé le cinéma commencera dès lors à vivre selon sa propre signification. Lutte de l'image prise au sens profond de son orchestration, contrè l'erreur littéraire et dramatique.

Tout le problème du cinéma est dans ce mot ‘visualisation’. L'avenir est au film qui ne pourra se raconter.

Le septième art, celui de l'écran, c'est la profondeur rendue sensible et visuelle, qui s'étend au dessous de l'histoire, analogue à l'insaisissable musical. Cette conception amène nécessairement à une révision des thèmes cinégraphiques.

Et, ‘la Coquille et le Clergyman’ ressort de ce souci. Par exception ce film a été fait sans concession, il est sincère. Pas d'histoire. Des idées, des sensations qui doivent naître de la seule suggestion des images.

Quelques-uns d'entre vous verront peut-être dans ce film un songe et ses conséquences psychanalytiques, d'autres un bercement poétique de tous les rêves inavoués refoulés, ou inconscients

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qui cahotiquement s'agitent en nous, conduisant notre moi au triomphe ou à l'anéantissement.

La vie nest pas tissée que de faits extérieurs objectifs, mais plus encore d'événements subjectifs impalpables qui se déroulent dans le monde inconnu de nous-mêmes.

Très souvent notre développement sensible et intellectuel est entravé ou décuplé par ces événements venus d'un passé conscient ou inconscient, d'impressions reçues qui ont marqué une empreinte. Tel est le secret des images abstraites de ‘la Coquille et le Clergyman’. Rêves, attaches, néant, images de gestes ou d'attitudes influant les unes sur les autres se modifiant, se complètant, s'annihilant.

Ne cherchez pas d'histoire, mais la suggestion de notre monde individuel et abstrait dans son incohérence.

Ne vous révoltez pas contre mes images, subissez-les d'abord. L'idée ou la sensation devra jaillir ensuite, comme un assemblage de sons amence musicalement à un sentiment. Ce film est une action, une réaction aussi. Je vous le livre attendant maintenant votre jugement.