René Clair:
Conférence (Filmliga Amsterdam 19 jan. 1929)
Les quelques idées que je vais exprimer devant vous, je ne prétends point qu'elles possèdent une valeur définitive. Le cinématographe vit sous le signe du relatif. Les auteurs, les oeuvres et les idées qu'elles suggèrent, passent rapidement. Il semble que le cinématographe, machine à capter les minutes de vie, ait voulu défier le temps et que le temps prenne une terrible revanche en traitant à l'accéléré tout ce qui se rapporte à l'écran. Ce que nous pouvons dire aujourd'hui sera sans doute insuffisant ou controuvé avant peu....Cependant la situation du cinématographe, son évolution prodigieuse, son état présent, nous imposent de réfléchir.
Le cinématographe souffre, aujourd'hui, d'un mal de croissance. Le succès qu'il a remporté a exigé la diffusion sans cesse grandissante de ses films. Ils ont touché ou toucheront demain les couches les plus basses des peuples les plus lointains. En revanche, il a fallu que l'esprit artistique de
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cette matière se range au niveau des cerveaux les moins éveillés, s'abaisse aux formes les plus inférieures de la compréhension.
Succès oblige, dit-on. Nous dirons, nous, que cet art, qui le premier, a dû s'appuyer sur l'argent, périra par l'argent, s'il ne se déprend pas de son tyrannique protecteur. Si le cinématographe ne peut plus être qu'une machine à faire des bénéfices, il devra toujours descendre vers le goût le plus vulgaire. Des lois néfastes le régissent déjà et nous connaissons cette triste ‘standarisation’ de la production par laquelle certains rêvent de discipliner le film. Demain, toute innovation semblera un péril et toute valeur exceptionnelle sera ce défi que semble toujours porter à la médiocrité, le génie ou le progrès.
Dès maintenant, le cinématographe, grandiose mécanique mondiale, est devenu plus fort que l'esprit humain qui le créa; et l'esprit créateur, l'esprit d'évolution est entraíné dans la routine de ses rouages. C'est en ce sens que nous pouvons dire que le cinématographe, réel et non idéal, celui que nous subissons et non celui que nous désirons, se dresse contre l'esprit.
Un art placé par sa nature dans une situation si particulière ne pouvait manquer de courir les plus grands dangers. Il les rencontre aujourd'hui et ce n'est pas par goût du paradoxe que nous sommes fondés à nous demander si le Cinématographe, après une brève adolescence, ne va pas mourir bientôt.
Nous arrivons à un moment décisif de l'histoire du Cinéma. Déjà les principales dates de cette histoire apparaissent:
1898 - Première projection publique du ciné-matographe. Jusqu'en 1908, essais merveilleux, découverts par l'homme des qualités de cette machine mais parfaitement utiles à la cause de l'art du film, puisqu'ils n'avaient pour intention que de montrer des formes en mouvement.
1907 - Premières erreurs. Fondation du Film d'Art. Sarah Bernhardt, Mounet Sully, récitent d'inutiles alexandrins devant un objectif sonore, mais, hélas, point aveugle et qui enregistrait la noble gesticulation de ces acteurs comme l'oeil d'un humoriste.
De 1907 à 1914 - les films (d'art) se multi-plient et voilà que l'on s'éloigne en même temps de tout ce qui peut être l'art cinématographique. On demande au théâtre et à la littérature leurs lois et leurs thèmes. A travers toutes ces erreurs les progrès du cinéma continuent malgré tout mais qui peut prévoir à cette époque l'oeuvre formidable qui va surgir?
C'est de 1915 à 1920 que l'art des images trouve pour la première fois sa forme complète. Aux Etats-Unis d'abord, en Suède peu après, en Allemagne enfin. Nous sommes assez éloignés de cette époque aujourd'hui pour la comparer sans craindre l'erreur à une sorte de Renaissance. Tout ce que l'on a fait depuis ce temps est directement inspiré de ce qui fut fait alors. Le style Forfaiture règne. Nous découvrons l'analyse par l'objectif. Il faudra attendre jusqu'en 1923 pour qu'apparaisse le style Opinion publique où nous trouvons simultanément la vertu de la synthèse et les premières notes justes de l'expression psychologique à l'écran.
Depuis 1923, aucun progrès notables. Les formules sont reprises comme les sujets. Les innovations techniques ne parviennent pas à dissimuler la pauvreté de l'inspiration. On piétine. On croit renouveler l'art en refaisant un film déjà tourné, mais en dépensant dix fois plus d'argent dans la seconde version qu'il n'en avait été dépensé dans la première. Lassitude du public. Inquiétude des artisans. Mais les grands producteurs, propriétaires du monde des images, ne sont pas hommes à se décourager pour si peu. Ils prennent une décision énergique: ‘Ce mode de spectacle ne plait plus? Passons à un autre!’ - Et un matin, M. Lasky débarque en Europe et, souriant, nous annonce la fin du Cinéma, et l'avènement du Film parlant. Précisons: ce n'est pas son cinéma qu'il porte en terre, c'est le nôtre, celui que nous aimions depuis 1915 et sur lequel nous avions placé tant d'espoir. Son cinéma, c'est le commerce du film et celui-là ne semble pas être en danger. Le nôtre, c'est autre chose.
Marcel Proust se demandait si ‘la musique n'était pas la forme unique de ce qu'aurait pu être la communication des âmes - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées.’ Remplaçons dans cette phrase le mot musique par le mot cinéma en nous comprendrons mieux ce que pouvait être pour nous l'art du film. Non seulement un art, mais aussi un moyen d'expression universel, une alchimie des images.
Ce moyen d'expression, les formes d'art qui en pouvaient naître, tout ce qui est pour nous le cinéma, disparaîtra si, demain, les images silencieuses ne continuent pas d'exister à côté des images parlantes. Que nous restera-t-il?
Il est toujours fâcheux d'être amené à prendre position publiquement contre un progrès. Thiers reste écrasé sous la locomotive dont il contesta les vertues naissantes. Aussi devons-nous prendre nos précautions et nous répéter. Ce n'est pas l'invention du film parlant qui nous effraie, c'est la déplorable utilisation que ne manqueront pas d'en faire nos industriels.
Le film parlant ou, plus exactement, le synchronisme dans la reproduction des images et des
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sons pourrait être utile à l'accompagnement musical des films, aux ‘actualités’, au cinéma éducatif, etc.....Même il ne serait pas impossible que se créât un art propre au film parlant et dont nous ne pouvons prévoir l'object et les lois guère mieux qu'on ne prévoyait ceux du film tout court vers 1900.
Mais c'est mal connaître nos ‘gens de cinéma’ que laisser nos espoirs errer vers ces horizons...Avant peu, nos ‘dirigeants’ chercheront à faire du film parlant un rival dangereusement économique des tournées Baret: Tous les succès des théâtres avec les décors et les costumes, en six bobines! Qui ne résisterait à une tentation si grisante?
‘Etant donné, dit Pierre Scize, que la foule va au médiocre aussi irrésistiblement que l'eau se précipite à la mer; que d'autre part, l'industrie et le commerce cinématographiques ne peuvent, sous peine de mort, se dispenser d'étancher la soif de vulgarité de la masse, on peut tout craindre du film parlant. La régression qu'il nous apporte semble fatale, inéluctable.’
Il faut distinguer vous le savez entre le film sonore et le film parlant. La seule expérience complète de film sonore à laquelle il me fut donné d'assister - il s'agit du film Ombres Blanches - a prouvé que l'existence du film sonore ne menaçait pas l'existence de l'art des Images. Une adaptation musicale agréable et parfaitement synchronisée avec la projections, quelques cris, quelques bruits de vagues et de foules, ces apports du son à l'image ne sont aucunement regrettables. Et si l'on se rappelle la médiocrité de certains orchestres et de certains bruiteurs, on se félicite de cette solution nouvelle donnée au problème de l'accompagnement musicale des films.
Je n'ai pas assisté à la représentation d'un véritable film parlant. Mais je suis certain que l'opinion de tous ceux qui aiment le cinéma sera surce sujet la même que celle d'Alexandre Arnoux: ‘Je m'efforce d'être impartial,’ dit Arnoux après avoir vu The Terror, ‘je n'y parviens peut-être guère. Comment voyager et voir sans s'emporter soi-même et ses préjugés? J'aime le cinéma profondément. Ses jeux de noir et de blanc, son silence, ses rythmes enchainés d'images, la relégation, par lui, de la parole, ce vieil esclavage humain, à l'arrière-plan, me paraissaient les promesses d'un art merveilleux. Voici qu'une sauvage invention vient tout détruire. Qu'one me pardonne quelque amertume, quelque injustice. Avoir tant travaillé, tant espéré, pour revenir, en fin de compte à une formule aussi éculée que le théâtre, se resoumettre à la tyrannie du verbe et du bruit, aggravée encore par un intermédiaire mécanique! Et cependant....
Nous ne pouvons rester indifferents. Nous assistons à une mort ou à une naissance, nul ne pourrait encore le discerner. Il se passe quelque chose de décisif dans le monde de l'écran et du son. Il faut ouvrir les yeux et les oreilles.’
Et Alexandre Arnoux conclut: ‘Seconde naissance ou mort? Voilà la question qui se pose pour le cinéma.’
Seconde naissance ou mort? Si le hasard - quelques grains de sable dans la machine industrielle - ne vient pas déjouer les plans des financiers du cinéma, c'est sur la mort qu'il faut parier ou tout au moins sur un long sommeil qui lui ressemble. Qu'est-ce que le cinéma pour nous? Un moyen d'expression nouveau, une poésie et une dramaturgie nouvelles. Qu'est-ce pour eux? Cinquante mille salles dans le monde aux-quelles il faut fournir le spectacle, - film, musique, attractions - propre à faire verser l'argent du specateur au guichet de l'entrée. C'est par hasard que nos intérêts et le leurs ont parfois coïncidé. La position prise par la finance américaine et bientôt par la finance européenne dans l'affaire des films parlants, nous éclaire définitivement à ce sujet. Que le cinéma, moyen d'expression nouveau, meure avant d'avoir donné la centième partie de ce que l'esprit humain était en droit d'attendre de lui? Ce souci est certes le dernier parmi ceux qui occupent les maîtres actuels du cinéma. Bénéfices d'abord. Faut-il désespérer? Si l'on considère l'évolution probable des arts industriels, il se pourrait que l'on trouvât quelque raison de faire confiance à l'imprévu. D'ici trois ou quatre ans, nous saurons si le film parlant peut survivre au succès de curiosité qui accueille sa naissance. Au moment du plus fort succès des films ‘en épisodes’ n'avions-nous pas vu certaines salles s'emplir sur la simple annonce placée à leurs portes: ‘Ici pas de films en épisodes?’ Il n'est pas interdit de penser que certaines salles seront pleines d'amateurs du film parlant en que d'autres attireront une autre catégorie de spectateurs en annonçant ‘Ici pas de films parlants.’ C'est une erreur fort répandue que de traiter le public comme une seule masse mue par un seul sentiment; chaque genre de films aura son public et, la part du feu étant faite, il n'est pas impossible que notre cinéma gagne en qualité ce qu'il perdra en quantité.
Voilà pour l'immédiat; mais si l'on veut considérer d'un peu plus haut l'état et l'avenir des arts cinématiques on découvre de nouvelles raison d'espèrer. Le film parlant, dans sa forme actuelle
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JORIS IVENS: STUDIE ‘SCHAATSENRIJDEN’
et inférieure, ou dans sa forme perfectionnée de demain, ne sera sans doute qu'une des phases d'une évolution dontnous ne pouvons prévoir la fin. La télévision apparaîtra et tous les problèmes se poseront à nouveau. Sommes nous certains qu'elle n'inspirera pas une technique nouvelle, qu'elle ne donnera pas naissance à de nouveaux moyens d'expression que nous sommes incapables d'imaginer aujourd'hui? Si le film parlantapparaît comme une revanche de l'auditif sur le visuel, la télévision ne sera-t-elle pas une revanche du visuel et la base définitive d'un art des images? Film, film en couleurs, film parlant, film en relief, télévision, voilà les moyens d'expression nouveaux que nous offre la science. D'autres encore surgiront. La lutte ne fait que commencer entre les industries et l'esprit de création artistique. Les industries voudront les asservir à seule fin d'y trouver de nouvelles sources de bénéfices. L'esprit tentera de les employer comme de nouveaux modes d'expression. Rien ne nous permet de prévoir l'issue de cette lutte et il est possible qu'elle ne trouve jamais d'issue. Si, d'un coté, la puissance conquérante de l'industrie apparaît sans limites immédiates, de l'autre, rien ne nous autorise à désespérer définitivement des ressources et de la souplesse d'adaptation de l'esprit créateur sans le secours duquel les arts industriels deviendraient une industrie privé d'âme et bientôt de vie.
Parmi les différents genres de films que le cinéma en trente ans a créés, il en est un qui est si nouveau, si proprement cinématographique qu'il n'a pas été possible encore de trouver un mot qui le définisse dans cette langue française aussi riche que rebelle aux innovations. On peut même dire que l'absence de ce mot entrave quelque peu le développement de ce genre de films sans nom. Je veux parler de ces oeuvres comme la Symphonie d'une grande ville ou les études sur Paris d'André Sauvage, La Zône de Georges Lacombe, le pont de Rotterdam de Joris Ivens dont j'ai plaisir à dire ici la haute valeur.
Ces oeuvres ne sont ni comédie, ni drame, ni actualités - pour reprendre le vocabulaire habituel des éditeurs de films - ni, en dépit de certains points de ressemblance, documentaires, quoique ce soit sous cette étiquette que par routine on les classe. Il est impossible d'admettre cette dernière appellation et l'assimilation de ce genre de films au documentaire lequel se borne le plus souvent à exposer dans une intention plus ou moins instructive, des documents descriptifs. Les films dont nous parlons participent non de la description documentaire mais de l'évocation poétique. On a tenté de les définir déjà; mais ‘symphonie visuelle’ ou ‘ciné-poêmes’ gardent du vocabulaire de la musique et de la littérature auxquels ils sont empruntés, un sens qui prête à confusion. Etudes est le mot qui me semble convenir le mieux.
Un grand avenir me semble réservé à ce genre de films grâce auquel la personnalité du réalisateur peut s'exprimer sans dépendre absolument du moyen financier. Un appareil de prises de vues, quelques bobines de pellicule suffisent au créateur de ces films pour faire oeuvre poétique. Certes il n'est pas question pour lui de cette troupe d'aides, de ces machines électriques, de ces décors somptueux, de tout l'arsenal et du personnel qui entourent la création d'un film coûteux, de toutes ces facilités que l'argent prodigue au cinéma dramatique et grâce auxquelles il l'asservit chaque année davantage. Ici, l'auteur part sans cortège, mais le monde entier est libre devant lui et son objectif, chaque fois qu'il s'arrête, peut donner à quelque réalité humble ou magnifique une existence surréelle.
L'écran va vous présenter une de ces études: La Tour, études sur la Tour Eiffel que j'ai tournées cet été. Ensuite vous verrez un film destiné à un public plus étendu: Un chapeau de paille d'ltalie que j'ai tourné l'an dernier, mais qui est inédit en Hollande. Ne vous étonnez
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pas si les titres de ce film sont rédigés en Anglais. Cette copie a été faite pour Charlie Chaplin à qui l'on m'avait demandé d'envoyer ce film avec des sous-titres anglais. Et, ces jours-ci, il ne restait plus à la maison d'édition que cette copie revenue d'Hollywood.
Je ne veux pas terminer cette causerie sans dire aux membres de la Film-Liga combien je leur suis reconnaissant de l'accueil qu'ils m'ont réservé et combien leur effort est suivi avec sympathie par ceux qui, en France, s'intéressent à la cause du cinéma.
Le mouvement que vous avez créé, Mesdames et Messieurs, vous êtes sans doute trop près de lui pour en mesurer l'importance. S'il existait dans chaque pays des ligues pour le film aussi bien organisées que le vôtre, le Cinéma, j'en suis certain, jouirait d'une meilleure santé morale. Les quelques auteurs de films qui tentent encore de réserver la part de l'esprit dans ce qui est l'industrie cinématographique se sentiraient plus forts dans leurs petites batailles quotidiennes. Je souhaite que votre ligue soit imitée en tous pays. Ce jour-là, il y aura quelque chose de changé dans le destin du cinéma. Et nous saurons ne pas oublier, si un tel évènement se produit, ce que le cinéma doit à votre initiative.