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B. de Ligt
Événements philosophiques

Qu'il me soit permis de revenir ici à trois oeuvres philosophiques dont j'ai parlé antérieurement ailleurs, oeuvres d'une valeur exceptionnelle tant au point de vue scientifique que moral.

1. Dans sou livre éminent Der Weg in die Philosophie, Berlin 1926, M. Georg Misch donne une réponse surprenante de la part de l'Allemagne à la demande exprimée en France par Masson-Oursel en 1925 pour que notre conception de la philosophie soit réellement universelle. Cette réponse n'est d'ailleurs ni improvisée ni voulue. Elle est un produit naturel de l'évolution de la vie moderne. Sa préparation a été des plus minutieuses et de longue date.

M. Georg Misch eut, il y a vingt ans, le bonheur de faire, sur place, la connaissance des grandes civilisations orientales. Les impressions profondes que la Chine et les Indes lui ont laissées ne lâchèrent point prise: il se sentit obligé de les convertir dans un enseignement philosophique nouveau. En 1911, M. Misch synthétisa ses conceptions dans un essai sur die Gestaltungen der Persönlichkeit. Selon lui, il faut reconnaître que dès le commencement, le penser humain s'est différentie. La philosophie européenne n'est qu'une des formes possibles du penser humain, comme le penser hindou et la philosophie chinoise en sont d'autres.

Dans les Indes où la religion fut la grande réalité, les prêtres-penseurs concentrèrent tous les problèmes dans la question de la libération de l'â me. En Chine où l'Empire Céleste embrassait l'univers et où les sages étaient des employés de l'Etat, l'attention métaphysique fut touchée en premier lieu par le lien de la communauté. En Grèce, où ni la religion ni l'Etat n'étaient tout-puissants, c'étaient des individus libres qui, nés dans de petites communautés, fils de classes différentes, conquéraient, chacun pour soi, leurs idées sur un monde universel au-dessus de toutes les divisions et contrastes de la vie ordinaire. La réalité absolue est ici conçue comme une force dynamique: le monde merveilleux s'ouvre de plus en plus à des hommes entreprenants, indépendants et courageux qui ne seront contents qu'après avoir atteint les ultimes frontières du cosmos.

Pour introduire le lecteur dans le monde de la philosophie, M. Misch donne, dès le commencement, la parole à des représentants de ces trois courants principaux du penser humain. En bon pédagogue, il invite ses disciples de commencer par s'approfondir dans les fragments cités et seulement, après les avoir bien médités, d'étudier les titres et les traités explicatifs qu'il y a ajoutés lui-même. C'est-à-dire que même sur ce plan abstrait, le lecteur reçoit, pour ainsi dire, ‘leçon des choses’.

Je ne connais pas d'introduction plus séduisante à la philisophie que celle-ci. Après que Descartes, Goethe, Dilthey et Husserl nous ont fait comprendre l'état de la conscience naturelle, immédiate et irréfléchie, Tsouangtse, Bouddha, Spinoza et Platon nous décrivent comment cet état naïf est bouleversé par la vision de la vie sans bornes. Des fragments d'hymne du Rigvéda, des citations du Yi-King, des sentences d'Hérodote, Cicéron, Platon et Aristote nous rendent conscients des premières questions philosophiques qui hantent la pensée de l'homme en évolution. Elles reçoivent des réponses provisoires dans les mots métaphysiques: Brahma, Tao, Logos - l'homme a trouvé en lui-même ce qui le dépasse. Ainsi nait, partout, dans les Indes, en Chine, en Grèce, le mouvement dialectique du penser humain qui, partout encore, essaye de monter à la connaissance métaphysique.

Guidé de cette maniére, le néophyte philosophique est introduit graduellement sur des terrasses de plus en plus élevées et atteint à la fin de ce livre merveilleux l'entrée tentante de la route qui mène à la philosophie scientifique moderne.

Toutefois l'on peut se demander si M. Misch n'a pas trop forcé le penser chinois et indien en coordinant leurs évolutions si différentes et compliquées avec le développement de la philosophie préscientifique en Europe, c'est-à-dire, en décrétant une analogie quasicomplète entre les deux puissants courants de penser oriental et la période bien modeste du penser europàen, seulement jusqu'à Socrate et Platon. Une telle coordination semble être plutôt une subordination illégitime. Aussi a-t-on l'impression que M. Misch est

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disposé à reserrer la vie multiforme de la pensée humaine dans un système scientifique trop rigide. C'est donc un grand bonheur qu'avec l'exposé savant de cette oeuvre, les citations abondantes fassent un contraste favorable comme, dans les introductions scientifiques à l'histoire de l'art, le font presque toujours, les reproductions des oeuvres artistiques elles-mêmes.

Mais puisque c'est l'auteur aussi qui a choisi avec un soin infini et un goût impeccable les spécimens différents du penser et qui les a placés dans un ordre remarquable, ces objections ne sont que quelques grains de beauté de notre louange qui, d'ailleurs, sans cela, serait trop absolue pour être vraie.

II. Comme je l'ai démoutré dans cette revue, l'année passée, et comme Der Weg in die Philosophie de M. Misch l'affirme, nous vivons une période d'interpénétration de toutes les civilisations, favorisée d'une manière inouie par l'interdépendance économique croissante de tous les peuples. Il commence à s'effacer des frontières séculaires: entre l'Asie et l'Europe, entre la France et l'Allemagne même. C'est une évolution longue et pénible, avec des crises dangereuses et des régressions inquiétantes. Mais il continue malgré tout!

Sur le terrain philosophique c'est le Dr. I. Benrubi qui fait tout son possible pour un rapprochement scientifique et moral des deux peuples séparés et reliés par le Rhin. Après avoir étudié à Yéna, Paris et Berlin et avoir publié en Allemagne sa thèse sur l'idéal éthique de Rousseau, il vécut à Paris et écrivit entre autres plusieurs essais concernant l'influence de Rousseau sur Schiller, Goethe, Kant, Nietzsche, Tolstoi etc. Ami personnel de son maître Rudolf Eucken et de Henri Bergson, il se choisit la belle tâche de devenir un médiateur entre le penser français et allemand.

Dans ‘Vragen van den Dag’ Septembre 1928, j'ai démontré comment le Dr. Benrubi a été, déjà avant la guerre mondiale, le prophète de ce rapprochement moral et intellectuel qui aujourd'hui ne commence qu'à se réaliser et comment il s'est dévoué de tout son coeur à ce noble travail. Même la grande guerre ne fut pas en état de briser son zèle. Vivant en Suisse, il donna à l'université de Genève plusieurs conférences sur la philisophie de ses deux pays élus. En 1926 il fut publié de sa main, traduit en anglais par M. Ernest B. Dicker, un résumé intéressant de la philosophie française: Contemporary Thought of France.

Tout cela ne fut pourtant qu'un prélude à la grande symphonie intellectuelle qu'il vient de publier: Philosophische Strömungen der Gegenwart in Frankreich, Leipzig 1928, vrai chef-d'oeuvre de science et d'amour, dans laquelle une solidité vraiment allemande se marie avec une clarté typiquement française. Ce livre non plus, n'est pas une chose du moment, l'auteur l'ayant préparé pendant presqu'un quart de siècle.

L'oeuvre de M. Benrubi est d'une triple importance:

1o. comme nous l'avons vu, elle est symptomatique pour le procès civilisateur en général qui commence à se faire jour,

2o. c'est une histoire quasi complète de la philosophie française moderne et, en même temps,

3o. c'est, dans la forme d'une histoire d'une philosophie nationale, non moins qu'une introduction à la philosophie comme telle.

M. Benrubi ne distingue pas, d'une manière tout à fait formelle, des écoles, des théories etc. mais, dans le sens de son maître Eucken, des Lebenssysteme, des ‘syntagmes’; des différentes conceptions générales de l'univers en relations réciproques, des réalités historiques, des courants spirituels qui évoluent et s'interfluencent continuellement. Ainsi l'histoire de la philosophie n'est plus une reproduction statique, mais plutôt une recréation dynamique des différents mouvements de la vie intellectuelle.

Déjà on reconnait en Allemagne la grande importance, même la nécessité de ce livre puissant. En effet, ‘du point de vue philosophique, la France a quelque chose à dire dans le monde’ (p. 523)! Que de finesses, que d'originalité, que de richesses, que de diversions et, malgré cela, quelle unité sans pareille.

M. Benrubi distingue en France trois courants principaux de penser qui prennent leur origine chez (1) Comte, (2) Kant, (3) Maine de Biran:

1.le positivisme scientifique empiriste, qui se subdivise en
a)un courant psychologique,
b)un courant sociologique,
2.l'idéalisme critique, qui se distingue en
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a)critique de la science,
b)rationnalisme critique,
3.le positivisme métaphysique et spiritualiste.

L'auteur a essayé de donner au mouvement philosophique actuel en France ‘un sens’. Il démontre comment l'évolution de la pensée française a vaincu graduellement le positivisme scientifico-empiriste. Il a traité tous les penseurs avec une sympathie profonde, même, ceux dont les conceptions lui semblent insuffisantes.

Mon objection principale contre ce livre admirable c'est que l'auteur ait traité l'évolution de la philosophie française indépendante de la vie civilisatrice en général, et même presque, sans faire allusion aux conditions sociales qui l'ont rendue possible. A ce point de vue je préfèré la méthode du penseur américain Will Durant.

III. Le but du très beau Story of Philosophy, N. York 1927, écrit par Will Durant est d'éveiller l'intérêt des Américains pour le penser humain. Cette oeuvre d'histoire est en même temps une oeuvre de lutte, pour la régénération de l'esprit d'un peuple. Ce n'est pas une histoire complète. C'est une essai de ‘humaniser’ la counaissance abstraite par la concentration de l'histoire de la philosophie dans un nombre de personnalités dominantes. On pourrait la caractériser comme une typologie du penser...occidental. Voici le côté le plus faible de ce livre extraordinaire: pour M. Durant la philosophie en général coïncide encore avec la philosophie européo-américaine qui n'est pourtant qu'une des manières possibles de réagir vis à vis des influences de l'univers sur l'intellect humain.

A part cela, on ne peut assez louer l'essai de M. Durant de faire comprendre la philosophie comme partie intégrale de toute l'évolution civilisatrice. Quant au choix des principaux représentants du penser, il est déterminé par ce que M. Durant juge être la nourriture intellectuelle la plus nécessaire pour ses compatriotes. Voltaire est ainsi traité très à fond, tandis que Hegel n'est presque pas mentionné, quoique très bien caractérisé dans sa tendance révolutionnaire. Traitant les conceptions philosophiques différentes en relation avec la vie de leurs représentants et avec l'histoire qui les entoure, l'auteur rend surtout hommage à Bertrand Russell qui montra une qualité que l'on cherche chez les philosophes souvent en vain: un grand courage personnel dans la vie de tous les jours. Russell s'opposa d'une manière exemplaire à la ‘Grande Folie’ - dit Durant -. Il maintint l'humanité au-dessus de tout, même pendant la guerre mondiale.

Cette appréciation est une conséquence de ce qui est regardé par M. Durant comme la tâche de la philosophie en général. Pendant que la science a un caractère technique et analytique, la philosophie doit être, d'après lui, la plus haute synthèse de compréhension et de sagesse humaine. La science - constate l'auteur - nous apprend comment guérir et comment tuer, comment diminuer peu à peu la mortalité pour faire tuer les hommes en grand, pendant la guerre. Seule la sagesse nous apprend quand il faut tuer ou non. Selon l'auteur, c'est la vocation de la philosophie de juger les divers buts humains et de les établir dans un ordre qui glorifie la vie.

M. Durant constate que dernièrement une philosophie américaine n'existait pas. Santayana, d'origine espagnole, n'a préconisé qu'une philosophie européenne en Amérique. La grande signification de James fut plutôt sur le terrain psychologique que sur celui de la philosophie. Par contre Dewey est le primier penseur typiquement américain. Avec lui s'ouvre la période d'une forme nouvelle de penser dont, à la longue, les conséquences peuvent devenir importantes.

Comme les conceptions de M. Durant luimême, celles de Dewey aussi ont un caractère humanitaire. Donc, il se méfie de l'Etat et préconisé un ordre social basé sur une collaboration libre et volontaire. Il faut que la psychologie et l'éducation modernes soient appliquées à la vie sociale. Selon la méthode expérimentale, la société doit être réédifiée d'en bas en haut. Voilà la conclusion sociologique de cette philosophie transatlantiqe nouvelle.

La philosophie - dit M. Durant à ses compatriotes - ‘ne nous rend par riches. Mais elle peut nous rendre libres.’ Que le sens de la liberté ne soit pas encore tout à fait mort dans le pays du Dollar, cela est démontré par le fait qu'il a été vendu du livre volumineux de Will Durant dans l'espace d'une année, plus de cent mille exemplaires.

Onex-Genève, 10 IX 1928.