Alberto Cavalcanti: Parlons ‘industrie’

Un des problèmes fondamentaux concernant le cinématographe est son organisation industrielle. En France, on semblait négliger cette question, mais voici qu'un décret lui octroie, au contraire, une place prépondérante dans les préoccupations du moment. Ce décret, sous le titre de ‘régime administratif de l'exploitation cinématographique et du contrôle des films’, entend protéger ‘l'industrie’ cinématographique nationale. En ceci, les législateurs de bonne volonté ne font guère que suivre l'exemple d'autres pays, notamment de l'Angleterre. Souhaitons que ces mesures soient efficaces, mais reconnaissons leur caractère provisoire.

Cette ‘organisation industrielle’ du film comprend d'ailleurs deux branches distinctes: la production et l'exploitation. La production du film, au point de vue industriel, très mêlée aux considerations ‘artistiques’ du cinématographe, est beaucoup plus compliquée que l'exploitation. Production et exploitation tendent d'ailleurs, de plus en plus, à une alliance, provenant surtout du fait que les grandes maisons de production exploitent elles-mêmes leurs films dans le monde entier. Le décret en question envisage cette alliance comme un fait acquis.

L'Amérique semble, à l'heure actuelle, jouir d'une suprématie industrielle indiscutable. Les chiffres des bénéfices des grandes maisons cinématographiques américaines sont si considérables qu'il est très naturel qu'ils tentent bien de firmes européennes...II y a quelque temps l'on a parlé dans les journaux corporatifs d'une union européenne du film; certes, théoriquement, c'était le moyen le plus efficace de ‘lutter’ contre les industriels américains. Ce projet a été écarté. La France et l'Angleterre ne veulent pas ‘lutter’, elles préfèrent ‘se défendre’, chacune de son côté. Seule, l'Allemagne, assagie par deux ou trois faillites formidables (Westi, Phoebus), a dépassé le stage ‘nationaliste’, dépassé même le stage ‘européen’. Elle tend vers la production du ‘film international’, comme l'Amérique, et dispose d'excellentes organisations de production et d'exploitation. Un récent voyage à Berlin nous a permis de nous rendre compte que l'Allemagne pourrait devenir sous peu une concurrente sérieuse de l'Amérique.

Cet ‘esprit international’, qui fait la force du film américain, non seulement du côté industriel mais surtout du côté artistique, est à la base même du cinématographe. On confond cependant trop souvent ‘international’ et ‘commercial’, mais si les films d'esprit international sont toujours d'excellentes affaires commerciales, les films dits ‘commerciaux’ sont, pour la plupart, des désastres financiers...II est bien entendu que lorsque nous parlons de films internationaux, il s'agit de films comme ceux de Chaplin, par exemple, et non pas de pauvres élocubrations à l'interprétation prétentieusement cosmopolite...- Lutter contre l'Amérique, se défendre contre l'Amérique, voici donc, à l'heure actuelle, les deux préoccupations principales de nos industriels du film. C'est leur affaire; nous autres, techniciens nous ne pouvons être de leur avis. L'éloge des films venant des Etats-Unis n'est plus à faire: non seulement, nous les aimons comme les aime le ‘public’, mais nous y puisons, en plus, des enseignements précieux. Nous voudrions aussi que, suivant notre exemple, les ‘organisateurs’

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soient moins belliqueux, qu'ils étudient les méthodes américaines: le rajeunissement des cadres serait certainement l'une des premières leçons, et combien profitable! qu'ils pourraient en tirer.

Car, en réalité, c'est cette même ‘organisation industrielle’ qui reste la partie la plus défectueuse du cinématographe en France; c'est à croire qu'elle est ‘handicapée’ par les souvenirs, la routine, les traditions datant des débuts du cinématographe.

Grâce à ces ‘traditions’, une légende se crée, de par le monde, tendant à établir l'infériorité des latins dans tous les domaines cinématographiques. La photogénie des acteurs leur est même contestée...La vérité, cependant, est que l'apport latin dans le film reste, jusqu' à présent, pour le moins, insignifiant. Notre réhabilitation, que l'on voudrait prochaine, dépend surtout, répétonsle, des ‘industriels’.

Le chemin qu'ils choisissent nous surprend; et maintenant que nous voilà tous enrôlés par leur puissance, presque malgré nous, dans une sorte de croisade qui a pour but de ‘nous défendre contre le cinéma américain’, il est juste de mettre au point toutes ces questions, de préciser ces responsabilités. II est sage de rappeler qu'il y aurait un autre moyen de ‘lutter’ contre lui, réunissant tous les suffrages: ce serait de ‘s'organiser’ pour produire des films capables, dans un marché libre, d'être opposés à leurs films; capables aussi de prouver aux clients des américains l'existence d'une sérieuse concurrence.

Paris, 1928