Germaine Dulac: Rythme et technique

Il y a parfois des heures lumineuses dans la carrière d'un réalisateur cinégraphique; ainsi mon court séjour en Hollande et l'accueil fait, à l'Invitation au voyage’ et à ‘La Coquille et le Clergyman’, par le public du Filmliga. J'écrivais dernièrement:

‘Dans un pays du vieux monde économique, le cinéma appartient encore à l'idée, à l'Idéal visuel sans faire l'objet d'équations, d'additions, de soustractions, ce pays il faut le mettre à l'honneur: la Hollande.

Sous l'impulsion d'un groupe “Le Filmliga”, réunissant une élite d'artistes et d'intellectuels, un public sélectionné s'est créé dans une dizaine de villes, public respectueux de la volonté créatrice, désireux de comprendre et de favoriser l'évolution la plus moderne des oeuvres de l'écran, assez généreux et libéral pour faire abstraction de ses propres traditions, et pour adopter sans critiques et sans murmures les nouvelles formes d'expression cinégraphique qui lui sont proposées, quand celles-ci se présentent indubitablement révélatrices d'une vérité visuelle’.

Le gros public, en effet, qui se plaint de la médiocrité intellectuelle et artistique de la plupart des spectacles cinégraphiques, en est l'auteur responsable, par l'indulgence qu'il prouve aux oeuvres anti-cinéma, et par l' indifférence qu'il té moigne aux réalisations dignes d'être soutenues comme étant l'expression même de cette nouvelle esthétique de pensées et de sensibilité, que nous apporte le jeu des images mouvantes.

Devant cette volonté médiocre du public qui se complait dans les conceptions cinégraphiques les plus banales, comment les artistes qui ont conscience d'un art plus haut peuvent-ils réagir? Et comment, encore, le cinéma, qui est à la fois un art et une industrie, puisqu'il alimente les spectacles quotidiens du monde entier, peutil ne pas sombrer dans le plus bas commerce, aucune volonté supérieure de ce public, pour qui on les crée, n'influençant heureusement les éditeurs, les directeurs, les acheteurs, dont le seul point de vue est, naturellement, de faire recette? L'idéal artistique se heurte à cette barrière infranchissable.

Le public du Filmliga, qui agit en réaction de cet état, est donc le plus puissant allié que les réalisateurs peuvent trouver dans la lutte qu'ils livrent aux erreurs d'interprétation actuelles. L'art cinégraphique ne saurait vivre sans les artistes qui créent, et le public qui comprend et départage avec altruisme la qualité des efforts.

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Il y a de bons et de mauvais films, il y a des sujets cinégraphiques, c'est-à-dire, propres à dégager l'émotion par le jeu des images seules, d'autres pour lesquelles l'image n'a d'autre valeur que celle d'une photographie qui relate séchement les phases d'une action. Ces derniers à mon sens films anticinégraphiques.

Le sujet vraiment cinégraphique est celui qui permet d'acquérir la perception sensible des sentiments ou des pensées par des suggestions visuelles, qu'il s'agisse d'expressions humaines, de mouvements purs, de jeux de lumières. En cinéma ce n'est pas le fait brutal qui impressionne mais l'emotion qui s'en dégage. Le thème ne peut donc être qu'une ligne hypothétique où les faits se coordonnent d'espace en espace, joints par le rythme, porteur d'harmonies visuelles aussi fluides et fugitives chacune que le son.

 

En musique les musiciens s'inspirent d'un thème qui ne prend forme que par les harmonies et le rhythme. Orchestration de notes enchassées dans la mesure. Le cinéma obéit a la même loi. Autrefois, au cours des premiers films, les faits seulement existaient, ils s'opposaient sans rythme, synthétiques dans chaque tableau. C'est la découverte des accords d'harmonies et du rythme envisagés comme facteurs dramatiques qui a marqué le grand progrès fait depuis quelques années par les oeuvres de l'écran.

Dans un film on subit comme en musique l'entrainement du rythme visuel. Un thème d'images ne doit éclater que préparé selon les lois de la plus stricte harmonie.

La littérature tient bien peu de place dans les cahiers des compositeurs visuels, cahiers qui servent à la réalisation d'un film. Au dessous de l'indication de l'action, des chiffres, le nombre des images durant lesquelle le plan doit frapper la vision, durée basée toujours sur cette mesure mathématique de l'appareil qui enregistre 16 images à la seconde et de 53 images par mètre de pellicule. Indication du foyer de l'objectif - 35-50-75-90 et 105, etc. etc. pour délimiter l'angle de prise de vue, le degré d'inclinaison, de l'appareil, le décompte des tours de l'enchainé, de la fermeture du diaphragme, de la pellicule à descendre ou à remonter pour les surimpressions. Des chiffres, peu de mots. Des notations de lumière. Telle est l'orchestration rythmique d'un film pour la mise en valeur d'harmonies, ou si vous préférez, de détails sensibles

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JORIS IVENS WERKT AAN ZIJN FILM ‘BRANDING’

qui doivent ‘exprimer’ l'action, la faire entrer dans le domaine visuel.

Et pour en venir au sujet de cet article, puisque les dirigeants du Filmliga, m'ont demandé d'expliquer quelques points techniques de ‘La Coquille et le Clergyman’, je puis dire que tout mon effort a été de rechercher dans l'action du scénario d'Antonin Artaud, les points harmoniques, et, de les relier entre eux par des rythmes étudiés et composés. Tel par exemple le début du film ou chaque expression, chaque mouvement du clergyman sont mesurés selon le rythme des verres qui se brisent. Tel aussi la série des portes qui s'ouvrent et se referment, et aussi le nombre des images ordonnant le sens de ces portes qui se confondent en battements contrariés dans une mesure de 1 à 8.

Il existe deux sortes de rythme. Le rythme de l'image, et le rythme des images, c'est-à-dire qu'un geste doit avoir une longueur correspondant à la valeur harmonique de l'expression et dépendant du rythme qui précéde ou qui suit: rythme dans l'image. Puis, rythme des images: accord de plusieurs harmonies.

Je puis dire que pas une image du Clergyman n'a été livrée au hasard.

On me demande de révéler la technique de certains effets.

Les effets ont eu moins d'importance pour moi que la mesure, la cadence, l'orchestration visuelle, dont ils n'ont été qu'un élément. Cependant quelques uns ont été obtenus avec une longue patience. Par exemple la tête du prêtre coupée en deux. Un fil noir et fin partageait le visage de l'artiste. Un cache séparait la pellicule, l'objectif n'enregistrant à la première prise de vue qu'une moitié de tête, tandis que la plateforme descendant obliquement durant 8 tours donnait au plan son mouvement; la face du prêtre devant s'éloigner

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de son axe normal. Ceci fait, l'appareil reprenait sa place rectiligne, la cache changeait de coté, masquant dès lors la moitié de tête impressionnée, et une opération semblable régissait la deuxième prise de vue. Toute la difficulté était contenue dans l'exactitude et la concordance mathématique des deux enregistrements, la tête devant se joindre et se séparer dans décalage. Même travail de patience quand la face du prêtre se fend. Si durant une demi-heure au cours de la scène précédente, la tête de l'artiste avait dû rester immobile sans bouger d'un quart de millimétre, immobilité jugée d'après le fil témoin, l'autre n'a pas été moins pénible à enregistrer. Au moyen d'un baton de fard il fallait tracer du haut en bas du visage de l'artiste, pour un tour de manivelle un trait long de deux millimètres, et cela soixante dix fois environ. Comme le visage était balafré par une dizaine de zébrures, la scène fut tournée en deux heures! Les autres effets techniques ressortent du domaine des surimpressions simples (la tête dans le bocal), des surimpressions compliquées (les pensées du Clergyman encadrant sa tête). Jeu de caches et de contre caches et de vues prises en différentes fois, puis raccordées. Parlerai-je des figures, ou des corps déformés au moyen de prismes et de miroirs d'acier?...Diastréphore qui élargit ou allonge, brachiscope..qui éloigne et double le champ. Polytipare.....aux surimpressions directes, plaque miroitante aux ondes mouvantes. Jeux de lumière captés dans l'eau sur les verres avec des gazes qui étoilent...Instruments de la musique visuelle, créateurs d'harmonies....Mais que seraient-ils (les truquages cinematographiques étaient connus voilà tantôt trente ans) sans la découverte des harmonies et l'étude de la cadence et de la mesure. Je conçois un film sans recherches optiques. Je n' en conçois pas sans notes sensibles ni ryth me.