[p. 6]

Anti-Actualité

Vivre son époque, être de son temps ne signifie absolument rien dès que l'on se range à cette évidence que le fait d'éxister - le fait d'être esprit - constitue dèjà une insurrection contre la continuité. Oui l'existence est un acte de statisme. La matière est mobile, de même que les côtés d'un angle peuvent avoir cinq cent millards de kilomètres ou un dixième de milimètre, mais le rapport, le mot, le nombre que nous sommes et qui, tant qu'il vit, résiste, est inamovible. Mais cela va plus haut et plus bas et plus loin dans tous les sens quand l'attention que nous portons au mot existense dépasse celle-la très nécessaire, car elle est absolument controlable - je me pince donc j'existe - de l'individu. Il y a un état qui n'est plus un temps et qui infinitise au dela de la naissance et de la mort. Mais ce sont la des choses connues. Le fait sur lequel je voulais insister est d'un ordre secondaire mais aussi très important. Je voulais dire qu'il y a non seulement des idées qui arrêtent, saisissent ἐν λόγῳ τινὶ une variabilité de formes mais qu'il y a aussi des formes visuelles et tangibles qui en infinitisent2 d'autres. Il y a des archétypes plastiques. Il y a le lit du roi qui est un lit qui n'évolue pas. Il y a aussi une table qui est parfaite (cette vraie table chinoise qui est d'un prix fou parce qu'elle est pauvre; je veux dire que par sa grâce et sa légèreté commode elle réalise une équivalence de notre Louis XVI campagnard). Nous disons nous que ces choses sont romaines3 non parce qu'elles furent l'actualité d'un temps situé comme étant celui des romains, mais parce que l'acte romain s'identifie, dans l'idée que nous nous sommes accoutumés à nous en faire, à celui d'une résistance à l'actualité. En d'autres termes, ce qui est classique n'est pas simplement ce qui est traditionnel (ce serait trop bête, car il y a des traditions qui ne sont que des transmissions de curiosité): ce qui est classique est cela qui dans un temps, peut-être vraiment situé - oui, il y a bien des chances pour ce que nous croyons avoir été romain l'ait été effectivement -, ne fut ni de ce temps nu de ce lieumais d'une capacité, s'étant exprimée plus favorablement en ce temps et en ce lieu qu'en d'autres, à infinitiser la forme. Ce lit du roi est un lit romain mais de même qu'il n'y eut pas un nationalisme romain on peut dire que ce lit est simplement

[p. 7]

archétype. C'est à cette épeuvre et surtout quand on leur dira que les chars et les chevaux et les arcs et les roues et les coupes et le visage et la stature des hommes qu'il y a sur les bas relièfs Ming ne sont pas un éloignement - ne sont pas une différence, ne sont pas une curiosité - mais au contraire une identité que les traditionalistes simplement par tradition (‘J'aime le XVème siècle à moustaches français parce qu'il est le XVème siècle à moustache français’) nous délivreront de leur sympathie. Il y a un traditionalisme mais, je le répète, il est secondaire puis qu'il n'exista pas pour ceux qui sans aucune tradition avaient trouvé ces formes. Elles furent ensuite perdues puis différentes fois, autant en Chine qu'en Occident, retrouvées et reperdues. A cause probablement de l'actualité qui veut que, pour le vulgaire, une mode même bonne fasse place à autre chose: à n'importe quoi pourvu que ce n'importe quoi produise le semblant d'être nouveau (criterium unique, par exemple, d'une certaine élite qui à un moment trouva rafraichissant de respirer une rose; maintenant elle a déjà vixè les talons ailleurs). On nous dit que c'est un eloi et qu'il est vain de lutter contre une loi, mais le chiendent aussi est une loi et nous luttons contre le chiendent. La Hollande lutte contre la mer. Moi je lutte contre le désaccord de mon piano. L'homme est fait pour lutter, non pour subir, et encore moins pour s'armer d'orgueil et déclarer qu'une décadence est un ‘état de choses’ ou un ‘état d'âme’ respectable à ce titre qu'il est un état d'âme ou un état de choses. C'est évidemment contre tout le déterminisme moderne qu'au nom de l'oreille et de l'esprit je m'inscris véhémentement en faux. Aussi contre cette perdition qu'est le nationalisme pour le nationalisme4. Je ne sais rien de plus atrocement insipide que cette

[p. 8]

maxime de Taine: ‘Plus nous saurons ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient’. Il n'est là, inutile de le dire, aucunement question de ‘nous’ en tant qu'esprit. ‘Nous’ c'est cela d'exterieur qui va tout seul, je veux dire qui va conformément à une impulsion dont un positivisme nous interdit d'examiner la valeur autrement qu'en tant qu'impulsion. Dès lors on comprend: traditionalisme, actualisme, progressisme, je dirai aussi futurisme, ne sont que les formes d'un déterminisme unique qui est le malaise de cette trainée de dix-neuvieme siècle dans le vingtième que nous appelons avec suffisance ‘notre époque’. A une telle maxime je ne voudrais pas opposer des développements sans fin. Cinq ou sept idéogrammes du Lun-Yu pèsent plus lourd dans la balance. ‘Le philosophe dit: Lorsqu'une coupe à anse a perdu ses anses, est-ce encore une coupe à anses, est-ce encore une coupe à anses? Ainsi dirai-je de tout ce qui est habituel et qu'on veut appeler ‘état positif’ indépendamment de ces divisions qu'opère l'esprit et par lui l'oreille dénoncant un rapport juste ou faux. Monsieur Taine était le contraire de cela qui au sens chinois et au sens grec s'appelle un musicien. Il est très concevable qu'il ait abominé l'idéalisme. Mais cela est une digression. J'en reviens à ce que je disais, à savoir qu'en Chine il y à eut toujours une plastique d'opinion (cela qui est pour nous bizarre) et une plastique de connaissance. Il y eut cela aussi chez nous. Nicolas de Pise (bas reliefs de la chaire du dome de Pise) est une réaffirmation de l'archétype. Jean de Pise, par contre, et c'est son père, est un tempéramment anecdotique. En somme cette question se résume a ceci d'incomparablement tracé par Fromentin: le voyageur qui peint, et le peintre qui voyage. L'un est, dirais-je, l'artiste qui se laisse entrainer, qui subit le voyage ou un temps; l'autre est celui qui, par grandeur ou simplement par race, infinitise et, partout, résiste. Mais voilà que j'ai tout le temps dit infinitiser sans me préoccuper d'un signification qui peut être dangereuse. On peut, en effet, ne pas me comprendre ou me comprendre mal. Abstraction, généralisation ne doit seulement être entendu à un sens discursif. Le bon classicisme n'est pas de l'académisme. C'est bien une synthèse mais pas entièrement opérée avec des moyens discursifs. Il n'y a de discursif que l'abstraction du temps et de

[p. 9]

l'espace, mais le motif le plus important qui est le motif de facture - cela qui surgit et que l'on a appellé l'inspiration - est de provenance anti-intellectuelle. Nous retombons ainsi dans la question non de la poésie pure à laquelle je ne crois pas mais dans celle d'une poèsie soumise à une valeur quant même autonome qui est la musique non en tant que science mais en tant que première expression du vieux lyrisme bon de la terre. Les anciens avaient personnifié cette énergie sous les traits de Dionysios. A ce dieu s'opposait Apollon représentant la lyre divine (l'harmonie politique et la raison). On sait que sur l'injonction de la muse Socrate voulut réparer une négligence: il recommença à jouer de la lyre mais de cette lyre apollinienne et fit une musique médiocre. Mais nous n'avons que faire de Nietzsche. Déja ,avant quatorze cent, Pétrarque, sans éprouver le besoin d'expulser Dieu, avait signifié ce dualisme: dualisme non infini ce serait une hérésie - mais relatif au temps limité de la durée de ce mélange de bête et d'ange qui est l'homme. Cela se trouve cet écrit appellé l'Autobiographie ou le Secret et se situe ainsi: Augustin qui est la raison ratocinante accuse le poète de faire de l'état terrien - disons, en forçant les choses, de l'état musical - le motif de son mythisme. François convient du reproche et s'en excuse, mais dit qu'il s'est toujours efforcé de s'élever: que néanmoins son humanité lui a démontré qu'il y a avait en lui deux êtres, et qu'il se sent comme séparé. Il ajoute:

Ce n'est pas pour d'autres raisons que les anciens avaient placé sous le vocable de deux dieux le mont géminé du Parnasse. L'un état Apollon dieu de l'esprit. A lui était confié le préside éternel de l'Ame, tandis que Bacchus représentait l'abondance et la satisfaction du monde extérieur.. En ceci, bien que la foule des dieux soit a tenir pour vaine, cette opinion qui est celle des poètes gentils n'est en rien insensée; et si nous la rattachons à un seul Dieu de qui nous viennent toutes choses opportunes il n'y a pas de raison pour que je croie m'égarer en la professant. Nec enim sine causa veteres poetas, geminum Parnassi collem duobus diis dedicasse suspicor, sed ut Apolline (quem deum ingenii vocant) interdum animi praesidium, a Baccho autem rerum externarum sufficientiam implorarent... Ita quamvis turba deorum ridiculosa sit, haec tamen vatum opinio haud prorsus insensata est, quam ego si ad unum retulerim Deum, a quo omnis opportuna subventio num me delirare arbitror...

[p. 10]

‘Rerum externarum sufficientiam’ est peut-être insuffisant pour dèsigner l'autonomie relative du feu dionysien, mais c'est déjà un bel acheminement. Des théories plus complètes et poussées à des conséquences qu'il nous est impossible d'adopter ont vu le jour en Allemagne. Elles furent utiles bien que personne semble-t-il'n'y ait prêté l'attention qu'il convenait5. Ce qui est précieux dans ce fragment de Pétracque c'est la mention qui ramême ces autonomies à Dieu.

CHARLES ALBERT CINGRIA.

2Si j'invente des mots il ne faut pas s'en étonner. Nos langues européennes modernes sont des langues d'opinion et de passion, autrement dit des patois. Leur prétention à la fixité est ridicule. Il ne peut y avoir de fixité que dans une langue d'idée: le latin scolastique ou le chinois.
3J'aime mieux dire romain que grec, mais c'est grec qu'il faudrait dire.
4A un sens péripatéticien et thomiste, en un mot à un sens ‘idéaliste’ que, malgré Massis et tant d'autres, il devient urgent d'opposer au traditionalisme et au positivisme français une patrie ne doit pas seulement exister en tant qu' ‘habitus’ distinct d'un autre ‘habitus’: elle doit servir à quelque chose. Ce qui constitue la nationalité, disait Barrès, est une langue et des légendes communes (Programme de Nancy); mais ce n'est pas suffisant. Mazzini s'est bien mieux exprimé quand il a dit que la nationalité était l'habitus d'un acte collectif ayant' un BUT. C'est par ce mot ‘but’ situant à un plan accessoire l'habitus et la langue qu'un idealisme rentre. ‘Lingua, territoria, razza - dit-il - non sono che gl'indizi della nazionalita’.... ‘nelle questioni di nazionalita come in tutte le altre, IL SOLO SCOPO E SOVRANO’. Le but des cités et des nations, dit Aristote, était de se réunir pour bénéficier de certains avantages - apparet omnes quidem societates bonum aliquod sibi proponere ut finem - La réunion et ce qu'elle engendre ne sont, par conséquent, qu'un moyen. Le positivisme qui est maintenant le sentiment passé a l'état de lieu commun de la grande et petite bourgoisie européeene fait de ce moyen le but. Par ailleurs le vrai but - vivre mieux que dans l'isolement - n'existe plus puisque la collectivité s'est agrandie et que c'est la nationalité qui constitue l'isolement. Mais cette collectivité ne vit mieux - plus vite et plus confortablement - qu'au sens materiel. Au regard de l'esprit c'est encore une sauvagerie Le monde n'aura véritablement un corps sain que quand l'empire romain qui existe - l'Amérique même anglo-saxonne et dégre est romaine - se rasoira sur un système et reconnaitra, une égide. Il n'y aura alors plus de nations en tant que nations. Je ne veux pas dire que l'on se battera pas: au contraire l'on se battera, mais pour quelque chose. C'est l'habitus de la défensive de plus de bien ou de mal - mais il y a une tuera au sommet de ce système - qui refera deux patries et des provinces.
5Il faut pourtant citer un excellent livre: Les idées de Nietzsche sur la musique de Pierre Lasserre. Ailleurs on continue a ne pas faire de discrimination entre un classicisme dionysien et un classicisme froid. On ne peut pas appeller ce qui s'est fait ces dernières années sur l'impulsion d'une avant-garde qui n'operait ce ‘retour’ que pour étonner du classicisme dionysien, car la musique ne vint qu'aprés coup, sur l'injonction d'une petite littérature. En peinture ce fut à peine de l'académisme de boites de cigares. Cette réaction avait, du reste, commencé 20 ans avant mais mieux, avec Barrès. Pendant ce temps nos classiques d'aujourdhui continuaient de ‘modern styl’ sous des ecceptions de rajeunissement qui s'appellèrent cubisme, dadaisme etc.